L’inculturation vise à rendre la “puissance de l’Evangile” la plus efficace possible pour un renouvellement du monde. Mais pourquoi elle ? Pourquoi une « in-culturation » ?
C’est que la culture, en son fond, est la clé des décisions et des orientations les plus profondes que prend un homme ou une société devant un problème, parce que ceux-ci réagissent toujours selon les valeurs et la perception de soi et du monde que leur donne la culture. On le voit bien en Afrique où visiblement la façon de réagir à la dictature politique, à la pauvreté, au développement technique, aux relations internationales, par exemple, est commandée par la perception qu’a l’africain de l’autorité et du pouvoir, de sa responsabilité face à la réussite ou à l’échec social, par son type de rationalité, par sa perception de l’autonomie de l’homme dans un univers de forces dominantes, par son image de soi face aux Européens, etc…
L’inculturation, visant à faire « entrer » l’Evangile dans une culture, donne ainsi à la Révélation du Christ la chance de toucher ces ressorts profonds de la personnalité individuelle et collective et donc les sources du comportement face à la tâche de construction d’une vie personnelle, de la société, de l’histoire. Elle ne commence pas par une transformation des formes de l’expression de la foi (langage, chants, rite, art… ) mais par l’intelligence du sens que prend la Révélation dans l’univers des significations et des logiques propres à la culture, c’est à dire à un certain sens de l’homme. Elle est une réinterprétation du sens de l’homme de cette culture à la lumière du Christ. Et c’est au fur et à mesure que cette réinterprétation se réalise que la transformation des formes peut se faire. C’est la première qui doit engendrer la seconde sinon celle-ci ne sera qu’une adaptation, c’est-à-dire quelque chose de trop extérieure pour orienter et inspirer vraiment l’existence.
Si l’on comprend l’inculturation ainsi, l’opposition dans laquelle on la met quelquefois, en Afrique, à la tâche de la libération n’a plus de raison d’être. Car cette inculturation, qui porte l’Evangile dans les zones où se décident le comment agir, fait du Christ une référence de sens et une source d’énergie de premier ordre, qui doivent inspirer et conduire réellement le combat de la libération dans tous ses lieux et sous toutes ses formes. L’inculturation est pour cette raison une condition indispensable de la libération sociale, politique, économique, spirituelle, c’est-à-dire de la construction d’une histoire nouvelle et plus humaine en Afrique.
Pratiquement, elle ne se réalise donc pas par la sélection d’éléments de la culture susceptibles de traduire … mais par un dialogue entre les perceptions vitales propres à l’africain d’aujourd’hui (mélange d’ancien et de nouveau, de traditionnel africain et de moderne européen) et le donné évangélique ; un dialogue, donc une écoute de l’évangile par l’Africain à partir de ses propres questions et références, une réflexion, une confrontation.
C’est un travail de longue haleine, pas spectaculaire, qui implique surtout une manière concrète de présenter l’Evangile, de le faire entendre, de le laisser à la disposition des gens. C’est un travail qui concerne la catéchèse et la prédication d’abord, impliquant de la part du missionnaire une connaissance profonde de la culture actuelle de l’africain pour qu’il soit capable de conduire la Parole, de la faire résonner dans les lieux sensibles de la vie et de la pensée de l’auditeur, et d’en animer l’interprétation.
Il me semble que le missionnaire est de ce point de vue-là le garant de la liberté de l’auditeur de faire de l’Evangile son Evangile, en étant simplement auprès de lui le témoin de la tradition de l’Eglise, laquelle n’impose pas un donné de sens intangible, mais une direction de sens dans laquelle peuvent marcher ensemble de multiples systèmes d’ intelligence chrétienne de l’homme. Et comprise comme cela, l’inculturation comme tâche revient aussi en premier lieu au missionnaire ad gentes, celui qui s’adresse spécialement aux peuples étrangers à la foi au Christ, car elle doit être à l’origine de la foi, aux premiers instants de sa naissance (même si elle doit se poursuivre et s’approfondir longtemps après le premier engagement de foi). Alors que le missionnaire a été accusé d’avoir enfermé la Parole et la foi dans un système unique, imposé à tous comme quelque chose d’aliénant, il doit retrouver son rôle originel : être témoin et agent d’une Parole qui franchit les frontières pour rejoindre des peuples nouveaux et devenir leur Parole ; qu’il redevienne l’avocat de la liberté de l’Esprit, même dans les Eglises africaines déjà emportées par la tentation (celle de toute institution) d’uniformiser la pensée et l’agir. Les Eglises africaines ne sauveront leur esprit missionnaire que si elles savent respecter cette liberté, elles aussi, chez tous ceux à qui elles veulent communiquer la Révélation.
par Daniel Mellier, sma