Centrafrique – Évaluation de la situation socio-sécuritaire de Batangafo – Novembre 2018

Une mission d’évaluation

A l’issue de l’incident qui a conduit à l’incendie des sites des déplacés, des maisons des particuliers dans les quartiers Tarabanda et Yabende et du presbytère catholique de la paroisse Notre-Dame de l’Immaculée Conception de Batangafo, j’ai effectué du 12 au 16 novembre 2018 une mission d’évaluation en compagnie de l’Equipe conjointe de protection (JPT) de la MINUSCA dont huit (8) membres sont venus du Bureau de Bossangoa et six (6) du Siège à Bangui.

Rencontre avec les autorités locales

Les origines de la crise

La situation de Batangafo suscite une très grande incompréhension d’autant plus que beaucoup d’efforts ont été consentis dans la résolution de la crise et plusieurs accords de paix et de cessation d’hostilités ont été conclus entre les groupes armés. Le dernier accord date du 24 février 2018. Il a favorisé la mise en application du programme de réduction des violences et insufflé un air d’espérance avec le processus de prise en main et de développement au sein de la population.

C’est dans ce contexte promoteur et pacifique que l’incident du 30 octobre 2018 a déclenché une crise aux conséquences dévastatrices. Tout a commencé entre les villages Garo et Gbadene à une vingtaine de kilomètres au sud de Batangafo sur l’axe Bouca. Un peu plus tôt dans la matinée aux environs de 8 heures, l’équipe des observateurs militaires de la MINUSCA en patrouille sur cet axe a été arrêtée par huit hommes armés et en uniforme identifiés aux peulhs. Ces derniers leur ont réclamé de la nourriture. Alors que le chef de mission voulait communiquer par radio, les hommes armés se sont fait menaçant en les pointant avec leurs armes. Ils ont ensuite poursuivi leur chemin sans encombre jusqu’au village Gbadene où ils ont donné l’alerte à la population de ne pas emprunter cet axe compte tenu des risques sécuritaires qu’ils peuvent encourir. Ils ont passé plus de trois dans ce village. C’est aux environs de 14h00 que la patrouille est rentrée à Batangafo.

Aux environs de 10 heures, un groupe de quatre personnes dont un évangéliste, un pasteur, son beau-fils de 17 ans et son fils de 10 ans qui rentraient de Gbakaya à bord d’une moto furent abattus par ces hommes armés. Deux des adultes moururent sur le coup, le troisième en cours de route lors de son transfert par les anti-balaka venus de Batangafo. Seul l’enfant de dix ans a survécu à l’attaque. Il a aussitôt donné l’alerte au village Garo à douze kilomètres au sud de Batangafo. Aussitôt un émissaire a été envoyé en vélo pour informer les autorités locales. Le sous-préfet a saisi la MINUSCA qui s’est déplacé sur les lieux aux environs de 11 heures. Les éléments du contingent pakistanais ont ramené les deux dépouilles mortelles à Batangafo alors que les anti-balaka ont procédé au transfert du blessé qui mourut malheureusement en cours de route.

Le sous-préfet organisa dans l’après-midi une réunion de sécurité avec les comzones de FPRC-UPC-MPC et des Anti-balaka en présence du commandant du contingent pakistanais en poste à Batangafo. De commun accord ils ont décidé la mise en place d’un comité mixte constitué des factions ex-seleka (FPRC-UPC-MPC) et des anti-balaka en vue d’aller le lendemain à la recherche des malfrats. Néanmoins cette mission ne s’est pas réalisée. Bien au contraire aux environs de 10 heures, on commença à entendre des détonations d’armes automatiques et à voir des colonnes de fumée qui assombrit le ciel au-dessus du site des déplacés. Comment on est-on arrivé là ?

Un sujet musulman qui délivrait des médicaments pour le compte de Médecins Sans Frontières-Espagne, venu de Kabo, a été agressé à l’arme blanche sur le site des déplacés à côté du château d’eau. Il a eu la vie sauve grâce à l’intervention de certains jeunes du site et au coordonateur des anti-balaka qui l’a conduit à l’hôpital pour des soins médicaux. Cette agression a été diversement interprétée. Pour certains, ce fut un acte de vengeance de la part des parents du pasteur tué la veille par les hommes armés identifiés aux peulhs. Pour d’autres ce fut l’expression d’un ras-le-bol face à ce qui était considéré comme une provocation délibérée de la part des FPRC-UPC-MPC qui auraient envoyé à trois reprises le jeune leur acheter des cigarettes pour 300 Fcfa avec un billet de 10000 Fcfa alors que les vendeurs auraient refusé à chaque tentative de lui vendre la marchandise faute de monnaie à lui restituer. Pour les FPRC-UPC-MPC ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase ou le prétexte tant attendu pour détruire un site dont l’existence était de plus en plus contestée. En effet lors des entretiens que l’Equipe conjointe de la Protection a accordés aux éléments de FPRC-UPC-MPC, ces derniers ont considéré le site des déplacés comme un repaire des anti-balaka. Ils ont par ailleurs clairement manifesté leur intention de faire déplacer de gré ou de force ce site du centre administratif. Dans cette perspective, l’incendie du site ne serait pas une coïncidence, encore moins un accident, mais plutôt un acte mûrement prémédité. Quelles que soient les raisons, cet incident a été le facteur déclencheur immédiat de la crise qui a endeuillé les populations de Batangafo.

Le film d’une crise et sa perception

Alors que les autorités locales, les notables et les comzones des groupes armés étaient réunis à la base de la MINUSCA pour envisager les voies de résolution de la crise, une colonne d’éléments FPRC-UPC-MPC longeait la base de la MINUSCA pour aller incendier les huttes à partir de la Maison de la Jeunesse sans aucune réaction des forces pakistanaises qui étaient plutôt considérées par les témoins et les victimes comme des acteurs actifs dans la destruction du site et les pillages.

De graves accusations ont été formulées contre le contingent pakistanais au regard de sa gestion de la crise :

  • accompagnement et transport des éléments FPRC-UPC-MPC dans ses véhicules,
  • transport des butins dans ses véhicules jusqu’au quartier Lakouanga,
  • distribution aux éléments FPRC-UPC-MPC des briquets et de l’essence pour commettre cet acte criminel,
  • repérage de la position des anti-balaka en vue d’en informer les FPRC-UPC-MPC,
  • dotation des FPRC-UPC-MPC en munition
  • combat aux côtés de FPRC-UPC-MPC : c’est ainsi qu’ils auraient perdu un maillon de leurs munitions non loin de la fontaine dans le quartier Yabendé. Ce maillon a été récupéré par les anti-balaka. Un échantillon a été remis à l’Equipe conjointe de protection.
  • Tir d’une roquette aux conséquences désastreuses sur des déplacés qui ont trouvé refuge à Yigbin au-delà de la rivière Sari à environs 30 kilomètres de Batangafo : un jeune homme amputé au pied droit pris en charge par MSF, un homme de 45 ans blessé à la tête, un autre de 35 ans blessé à la joue et un quatrième de 45 ans a reçu des poudres dans ses yeux tandis que du sang coule de ses oreilles.
  • Un sentiment de négligence affiché par le commandant et ses hommes qui étaient préoccupés à prendre des photos de l’incendie sans tirer un coup de sommation en dépit des supplications du sous-préfet et de l’agent de liaison communautaire (CLA) de la MINUSCA.
Incendie observé depuis le camp du PAKBAT avec les motos des ex-seleka mises en sécurité

Contrairement aux évènements de juillet 2017 où l’intervention opportune de la force a permis de rapidement contenir la crise, cette fois-ci personne parmi les déplacés n’a témoigné en sa faveur.

La gestion de la crise a créé une méfiance des déplacés vis-à-vis du contingent pakistanais dont ils réclament à force de manifestations son retrait de Batangafo. C’est ainsi qu’ils ont perturbé la visite de la Coordinatrice humanitaire. L’Equipe conjointe de protection a été interrompue à deux reprises par les manifestations de plusieurs centaines de femmes et de jeunes dont beaucoup s’étaient dénudées.

Nous faisons désormais face à une situation où la perception des forces ne contribue plus à atteindre les objectifs de la mission. Alors que les déplacés sur le site du centre administratif exigent le retrait des forces pakistanaises et leur remplacement par les Camerounais, les habitants de Lakouanga ont manifesté la veille de l’arrivée de l’Equipe conjointe de protection pour le maintien des forces pakistanaises. Selon le témoignage des déplacés, leur retour a été favorisé par le prompt déploiement du contingent camerounais. En effet la force pakistanaise est désormais perçue comme partisane et partie au conflit. Il n’existe plus de climat de confiance entre elle et les déplacés.

La situation humanitaire

La récente crise a anéanti les efforts qui ont été consentis par les humanitaires dans le relèvement socio-économique de Batangafo ainsi que les effets positifs du programme de réduction des violences initié par la MINUSCA. La population s’est davantage plongée dans la précarité et la vulnérabilité.

La forte propension de destruction des sites avec une estimation supérieure à 2000 abris ravagés par l’incendie a contraint les 32287 déplacés à se disperser : 9732 déplacés ont trouvé refuge à l’hôpital tandis que plus de 15000 autres se sont retirés de la ville principalement sur l’axe Bouca et en brousse.

Les déplacés ont perdu le peu de capital qu’ils ont constitué et leurs moyens de subsistance. Leur vie a été certes épargnée, mais ils se sont retrouvés les mains vides. Tous leurs biens sont partis en fumée. Ils vivent désormais de la charité. Les agences des Nations-Unies et les ONG ont organisé l’assistance humanitaire sous la supervision d’OCHA :

  • Distribution des vivres par PAM à travers World Vision
  • Distribution des kits de cuisine par OXFAM
  • Approvisionnement en eau potable par OXFAM et DRC
  • Construction des latrines et douches d’urgence par OXFAM, DRC et MSF
  • Distribution des kits d’hygiène d’urgence par OXFAM

La cohésion sociale

La cohésion sociale semble prendre un grand coup avec cette nouvelle crise. En effet beaucoup s’interrogent au regard de l’ampleur des dégâts. En dépit des efforts consentis pour le vivre-ensemble, la ville de Batangafo retombe inexorablement dans la crise, les pillages et les actes de vandalisme.

Il se dessine même une fracture sociale avec une restriction imposée à la population de Lakouanga tant musulmane que chrétienne quant à la libre circulation et à l’accès au marché et à l’hôpital.

Il convient par ailleurs de déplorer une certaine stigmatisation d’une partie de la population au point de la considérer comme étrangère. C’est le sentiment partagé par la population musulmane de la ville. Avec cette situation de suspicion mutuelle, les familles sont divisées et le traumatisme ne fait que s’intensifier.

Toutefois les femmes se mobilisent pour maintenir l’unité indispensable à la résolution de la crise. En vue de donner une chance effective à la paix, elles ont fait des propositions concrètes de sortie de crise que nous présenteront plus tard dans les recommandations et perspectives d’avenir

Rencontre avec les femmes

La manipulation des sentiments religieux

Même si le Coordonateur national de FPRC récuse l’idée d’une crise fondée sur la religion et que les notables de la communauté musulmane insistent sur l’indivisibilité de la ville de Batangafo et l’unité entre chrétiens et musulmans, les éléments de langage de la jeunesse musulmane constituent des points d’alerte. Ils accusent en effet l’Eglise catholique d’avoir constitué les sites des déplacés comme un repaire des anti-balaka en vue de chasser les musulmans du pays. Telle est la lecture qu’ils ont faite du départ des musulmans de Bossangoa et de Bouca. Aussi sont-ils déterminés à se mobiliser et se battre jusqu’à la dernière goutte de leur sang pour préserver leur droit. Ils se sont faits menaçants à l’endroit de l’Evêque de Bossangoa qui ne serait pas le premier prêtre qu’ils ont tué.

Les communautés chrétiennes accusent, quant à elles, les ex-seleka (FPRC-UPC-MPC) de délibérément orchestrer avec préméditation et l’appui de la communauté musulmane l’assassinat du pasteur et de l’évangéliste sur l’axe Bouca, l’humiliation du curé, l’incendie du site des déplacés, de l’église AEREC et du presbytère catholique, l’acte de vandalisme à l’endroit de l’église Evangélique des Frères et la désacralisation de leur lieux de culte. Par ailleurs les déplacés du site de l’orphelinat à Bercail situé au cœur du quartier musulman à Lakouanga disent avoir quitté leur maison par peur de leurs voisins musulmans.

Presbytère de la paroisse Notre-Dame de l’Immaculée Conception après l’incendie

Situation à risque

L’opposition entre les groupes armés (FPRC-UPC-MPC et Anti-balaka) constitue en permanence un risque sécuritaire pour les populations civiles, prises en otage et soumises aux rackets de toutes sortes : extorsion de fonds, taxation indue, violences, arrestations arbitraires, vols, viols, incendies, meurtres, agressions physiques, séparation des familles, braquages à mains armées. Dans ce contexte où chaque groupe armé cherche à marquer son territoire en se posant comme protecteur d’une catégorie des citoyens, les populations civiles deviennent victimes de leurs provocations.

La présence contestée par les ex-seleka du site des déplacés au centre administratif, l’entrave à la libre circulation de la population musulmane et chrétienne de Lakouanga par les anti-balaka en ce qui concerne l’accès à l’hôpital et au marché constituent à tout moment un facteur déclencheur des hostilités et des affrontements armés. Chacun des deux groupes armés est déterminé à en découdre avec l’autre aux armes. Le coordonateur national de FPRC qui est sur le terrain dit temporiser la situation alors que sa hiérarchie à Kaga-Bandoro est déterminée à envoyer davantage de renfort. Dans le cas où les anti-balaka ne se calmeraient pas, il aurait les moyens de les bouter de la ville. De son côté, le coordonateur des Anti-balaka de Batangafo se dit prêt à détruire la ville dans le cas où les ex-seleka oseraient quelque chose d’insensée. Chaque groupe renforce sa position en armes et en hommes et se met sur la position de bataille. Chacun privilégie la logique de confrontation, de force et de destruction.

Ces menaces ont été malheureusement mises en exécution le lendemain du départ de l’Equipe conjointe de protection. Il y eut successivement affrontement entre les deux groupes armés le samedi 17 et le dimanche 18 novembre 2018.

Un autre facteur de déstabilisation de la quiétude de la population civile évoquée par le coordonateur national de FPRC est la politisation de la crise avec la manipulation des groupes armés par des mains invisibles à Bangui et sa dimension géostratégique avec l’implication des puissances étrangères.

Perspectives d’avenir et recommandations

La dégradation de la situation socio-sécuritaire dans la ville de Batangafo et la protection de la population civile nécessitent en urgence des actions concrètes et efficaces de la part du gouvernement et de la communauté internationale, notamment de la MINUSCA. En effet la population est plongée dans la précarité.

Des enfants démunis

Toutefois, loin d’être résignée à son sort, la population meurtrie de Batangafo croit encore en un avenir prospère et radieux. Elle s’engage pour le vivre-ensemble dans l’unité et le développement. Toutefois pour faire advenir ce rêve, elle recommande :

  • La proximité du gouvernement avec la population meurtrie de Batangafo qui se sent abandonnée par l’Etat ;
  • Le retour effectif de l’autorité de l’Etat à travers le déploiement des forces de sécurité intérieure (la police et la gendarmerie) et la justice ;
  • Le renforcement de l’autorité du sous-préfet et du maire ;
  • La sécurisation de la ville de Batangafo et ses abords par des patrouilles motorisées et à pied ;
  • Le retrait des groupes armés de la ville de Batangafo sur un rayon de 30 kilomètres ;
  • Faire de la ville de Batangafo une ville sans arme et sans groupes armés ;
  • Le désarmement des groupes armés ;
  • Le déploiement des Forces Armées Centrafricaines (FACA) ;
  • Le retrait du contingent pakistanais qui a failli à sa mission de protection de la population civile ;
  • La mise à jour du bataillon pakistanais quant aux exigences de sa mission de maintien de paix et de protection de la population civile ;
  • La constitution d’une mission d’investigation compte-tenu de la gravité des allégations relatives au comportement du contingent pakistanais lors de cette dernière crise;
  • Le renforcement de l’équipe de la MINUSCA avec toutes les composantes militaire et civile ;
  • Au regard des velléités agressives et combatives des groupes armés, il convient de renforcer la capacité militaire de la Force et de la doter des moyens légitimes pour assurer la protection de la population civile et vulnérable ;
  • La création et la redynamisation des comités locaux de cohésion sociale dotés de moyens adéquats en vue d’une meilleure sensibilisation sur le respect des droits de l’homme et des biens des personnes.

Par souci de redorer son image, le commandement du bataillon pakistanais basé à Kaga-Bandoro a instruit ses hommes sur le terrain pour mener des opérations d’apaisement et de développement. C’est dans cette perspective qu’ils envisagent de reconstruire le presbytère de la paroisse Notre-Dame de l’Immaculée conception et de réhabiliter le terrain de basket de l’école Notre-Dame de l’Immaculée conception.

Les crises de Batangafo apparaissent de manière récurrente presqu’à la même période de l’année au moment des récoltes. A chaque fois des propositions courageuses de résolution sont faites par les populations civiles. Ces propositions demeurent néanmoins sans suite. Leurs conditions de vie s’empirent alors qu’ils s’enfoncent de jour en jour dans l’insécurité et la précarité. Osons espérer que ceux qui ont le pouvoir et la légitimité d’action entendent enfin le cri de cette population en détresse et mettent fin à leurs souffrances.

Fait à Bossangoa, le 21 novembre 2018

Mgr Nestor Désiré NONGO AZIAGBIA
Evêque de Bossangoa